II
 
Officier en Algérie :
entre doutes et devoir

À Alger, je débarquai au quartier Rignot, dans une belle avenue qui longeait le Palais d’été, résidence luxueuse que je connaîtrais plus tard pleine de dorures magnifiques et tarabiscotées, ancienne résidence du Bey.

Après m’avoir soigneusement fouillé, on me conduisit au cabinet du directeur, où un sous-lieutenant du contingent, chef de cabinet, m’offrit un rafraîchissement en attendant que je sois reçu. Quelques minutes après, je pénétrais dans le bureau du colonel Paul Rivière. Celui-ci, me laissant au garde-à-vous pendant vingt bonnes minutes, me fit raconter ma vie même si, manifestement, il en savait déjà tout : j’avais déjà été interrogé brièvement par le chef d’état-major de Cherchell et une enquête approfondie avait dû être menée sur ma famille et moi. Pendant que je parlais de l’Indochine, de la Corse et de Paris, j’observais un pistolet automatique MAC 50 armé posé sur son bureau à portée de main. Je devais comprendre plus tard les raisons de cette prudence : l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, qui regroupait les fanatiques de l’Algérie française, avait condamné Rivière à mort.

Après m’avoir écouté, le colonel conclut :

— Je suis prêt à vous prendre, mais je ne peux décider seul. La responsabilité que l’on souhaite vous confier est tellement sensible que je vais vous faire conduire chez le général Ailleret, commandant supérieur des forces en Algérie.

Les ordres furent immédiatement donnés : un véhicule me transporta tandis qu’une voiture de protection nous escortait. J’entrais ainsi dans un monde que je n’avais jamais imaginé approcher… Franchissant tous les contrôles, je fus conduit à la Rehgaïa et introduit dans le bureau du directeur de cabinet du général. On me fit asseoir dans le couloir, jusqu’au moment où un capitaine ouvrit la porte d’un bureau.

— Mon lieutenant, le général va vous recevoir.

J’entrai et me présentai dans les formes réglementaires :

— Aspirant Massoni, École militaire d’infanterie de Cherchell, 3e compagnie, 2e section. À vos ordres, mon Général.

J’ai conservé intact le souvenir de la surprise que je ressentis à ce moment-là. En effet, je ne vis pas immédiatement où se trouvait le commandant chef : il n’était pas à son bureau mais dans un angle de la pièce, sur une chaise, son uniforme protégé par un fin peignoir en tissu blanc, alors qu’un soldat lui coupait les cheveux pendant qu’il lisait un rapport. Après quelques secondes de silence, il leva les yeux sur moi.

— Racontez-moi ce que vous avez fait jusqu’à présent, murmura-t-il.

Encore ! C’était la troisième fois ! Je fus donc assez bref. C’est ce qu’il souhaitait. Le général m’annonça aussitôt sa décision :

— Aspirant Massoni, vous êtes affecté à la Sécurité militaire en Algérie sous les ordres du colonel Rivière.

Je regagnai le quartier Rignot où le colonel me reçut à nouveau et m’indiqua que je serais logé avec deux autres officiers du contingent au 9e régiment de zouaves.

Dès le lendemain, premier jour de ma prise de fonction, je découvris avec une réelle surprise que mon bureau se trouvait au rez-de-chaussée du « GG », siège du gouvernement général en Algérie. Je fus présenté à deux officiers de gendarmerie, un commandant et le capitaine Armand Lacoste, tous deux chargés de diriger les enquêtes sur les activités de l’OAS. Ma mission était d’assurer la liaison entre les autorités militaires à des niveaux élevés et les équipes d’enquêteurs du « professeur Hermelin », un pseudo qui dissimulait la véritable identité de Michel Hacq, directeur central de la police judiciaire. Celui-ci, aidé par deux cents fonctionnaires venus de métropole, coordonnait la lutte contre les menées de l’OAS.

Le capitaine Lacoste m’apprécia et me fit bon accueil, tout comme les policiers qui me considéraient déjà comme l’un des leurs. Mais, avec mes deux camarades, nous étions des objets de curiosité pour les militaires qui logeaient avec nous au 9e zouaves…

— Qui êtes-vous ? nous harcelaient-ils. Où travaillez-vous ? Comment s’appelle votre service ? Quel est votre chef direct ?

Nous répondions par des sourires silencieux, mais ce petit jeu ne pouvait durer très longtemps. J’en rendis compte et décision fut prise de me loger dans une petite pièce à quelques mètres du bureau du colonel Rivière. Très vite, ma situation géographique, proche du colonel, et la mission que j’assumais me firent considérer comme étant « de permanence en permanence ». Effectivement, la nuit surtout, je prenais les communications urgentes qui arrivaient en direct et, éventuellement, réveillais le chef de cabinet.

Je déjeunais régulièrement au centre de police d’Hussein-Dey avec le « professeur Hermelin » et ses proches collaborateurs. Sur un ton de gentillesse ironique, le capitaine Lacoste et les responsables de la police judiciaire me disaient :

— Massoni, vous êtes le seul commissaire de la préfecture de police que nous supportons !

Par la suite, après mon entrée à la PP, je devais connaître toute la force de ces rivalités professionnelles et de cette guerre des polices.

Les commandos « Delta » de l’OAS recherchaient sans relâche, dans Alger, les militaires et les civils qui enquêtaient sur l’OAS. Allant à pied à mon bureau du GG j’aurais certainement été l’une de leurs cibles. Le commandant Post, de la Sécurité militaire, avait été abattu quelques jours avant ma prise de fonctions. Ils avaient déjà assassiné plusieurs policiers : le commissaire Gavoury, fin mai, le commissaire musulman Ouamai, le commissaire Goldenberg à la mi-septembre. Le jeudi 10 novembre 1961, ils tuaient au pistolet-mitrailleur le commissaire René Joubert, qui prenait un verre avec ses collègues pour fêter son retour en métropole, le lendemain. Plus tard, son fils devint inspecteur général de la Police nationale et dirigea, jusqu’à une date récente, l’École nationale supérieure de police, près de Lyon.

Selon ce que j’ai appris plus tard, le plan anti-OAS était très offensif, « à double fond ». Dans sa partie officielle, il comportait les fonctionnaires placés sous les ordres de Michel Hacq. La deuxième partie du plan, moins saisissable, consistait en la formation rapide et l’envoi de Paris à Alger d’une « police très spéciale ».

Dans toute cette fantasmagorie et cette violence, le général Charles Feuvrier, directeur de la Sécurité militaire à Paris, développait une division centrale des missions et des recherches chargée de traquer les chefs de l’OAS. Il avait pour principal collaborateur et homme de confiance le commandant Henri Louet, son chef de cabinet, à qui j’adressais tous les soirs un BQR, un bulletin quotidien de renseignement. Louet avait pris en sympathie – et plus tard en amitié – le jeune sous-lieutenant que j’étais.

 

J’allais parfois dîner chez des cousines pieds-noires, qui m’entouraient de leur affection. Je restais attentif à une stricte application des règles de sécurité et elles ne savaient jamais d’où je venais. À leurs questions, je répondais invariablement :

— Je viens de Kabylie et j’ai pu obtenir une permission de quelques heures après avoir porté des plis à l’état-major.

Cela leur suffisait. Elles ne m’ont jamais demandé plus de précision.

L’Algérie était en état d’effervescence continuelle. Il y avait d’abord les concerts de casseroles dans toutes les villes, les villages et jusqu’au fond des bleds, un vacarme d’indignation de la population européenne face à la politique du gouvernement. Il était très étonnant d’entendre ce bruit métallique qui couvrait l’ensemble du territoire d’Alger, et même au-delà, à partir de 8 heures du soir. En réalité, on ne s’en préoccupait guère parce que, fort heureusement, cette agitation ne tuait personne. Mais, ensuite, il y eut des attentats commis par l’OAS, avec ce qu’on appelait des « strungas » : un pot de plastique muni d’un dispositif explosif très puissant. Les strungas sautaient dans les magasins, les cages d’escalier, les voitures ou les autocars. Une folie croissante s’emparait des pieds-noirs qui étaient le dos au mur, sans solution, et cette même démence grandissait chez les membres de l’OAS… Folie totale ! Dans cette atmosphère particulière, n’importe qui pouvait se prendre une « bastos », une balle perdue. Il suffisait de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Bien sûr, on pouvait aussi ne pas sortir, mais cette atmosphère délétère agissait aussi sur le moral des populations.

Peu de jours avant l’Indépendance de l’Algérie, mon véhicule, conduit par mon chauffeur, un garçon solide, bon conducteur, bon tireur, fut la cible de tirs d’armes automatiques en plein centre d’Alger. Je n’étais pas à bord. Il fut blessé au crâne, mais heureusement la balle ne fit qu’effleurer l’os et ne déchira que la peau. Nous avons eu de bonnes raisons de penser que les tirs provenaient de militants OAS… Je me rendis aussitôt à l’hôpital, auprès de mon chauffeur, et j’entendis un officier lui annoncer sa mutation pour la France, sous huit jours.

— Vous méritez bien cela !

Dès lors, des précautions supplémentaires de sécurité furent prises pour me protéger. Je fus logé au Palais d’été et dînai chaque soir avec les officiers d’un escadron de gendarmerie qui en assurait la sécurité. La situation était dramatique à Alger et dans l’Algérie tout entière, je circulais avec un pistolet-mitrailleur posé sur le sol de la voiture.

 

L’OAS avait donné l’ordre aux femmes de ménage algériennes de ne plus travailler chez les particuliers. On se demande pourquoi. Personnellement, je n’ai pas encore saisi le sens de ce mot d’ordre, mais il en tombait sans cesse dans les rues d’Alger, abattues d’une balle dans la nuque au moment où elles allaient prendre leur service.

— Tu travailles aujourd’hui ?

— Je travaille, monsieur, il faut bien que je nourrisse ma famille.

Une balle dans la tête.

Il régnait une atmosphère de tension épouvantable. Puis il y eut des attentats plus symboliques, plus ciblés. Un souvenir m’est toujours resté au fond du cœur : l’image rayonnante d’Annick Beauchamps, l’épouse de Xavier Gouyou-Beauchamps, alors chef de cabinet du directeur de la Sécurité militaire en Algérie et futur président de France Télévision. Annick et Xavier me recevaient avec une infinie gentillesse dans leur appartement. Xavier m’avait accueilli avec cordialité et m’avait donné de bons conseils dès mon arrivée. L’un d’entre eux m’est resté au fond de l’esprit, bien que Xavier ait souvent démenti ces paroles par la suite…

— Ici, m’avait-il dit dans un grand rire, il ne faut pas être trop intelligent, ce n’est pas utile. Mais il faut beaucoup travailler…

J’ai très vite vérifié la justesse de sa seconde observation. J’avais toutes mes chances !

Annick était alors speakerine à la télévision d’Alger – on ne disait pas encore présentatrice. Cette femme au sourire désarmant se trouvait dans le collimateur de l’OAS : elle refusait de faire la grève générale destinée à protester contre l’abandon de l’Algérie décidé par le gouvernement.

Une fin d’après-midi, un officier d’un service de renseignement vint voir d’urgence le colonel Rivière et lui donna des informations : Annick Beauchamps allait être abattue par l’OAS, avant ou pendant le journal télévisé. À moins qu’on fasse exploser sa voiture personnelle lorsqu’elle s’y trouverait avec son mari. Le jour de l’attentat n’était pas connu, mais le renseignement était de bonne source.

Le colonel Rivière me demanda de prendre immédiatement des dispositions pour exfiltrer Annick Beauchamps. Je devais constituer un « commando » efficace qui remplirait coûte que coûte la mission. Xavier, aussitôt mis au courant, demanda à m’accompagner, ce qui était opérationnellement indispensable pour que sa femme reconnaisse sa voix et accepte de nous ouvrir la porte de son appartement.

Nous sommes partis à deux voitures, deux officiers et quatre hommes fortement armés. À l’arrivée, nous avons pris l’ascenseur pour nous arrêter à un étage au-dessus de l’appartement des Beauchamps, tandis que deux autres militaires progressaient par l’escalier, prêts à ouvrir le feu.

J’accompagnai Xavier près de la porte. Nous avions chacun un pistolet-mitrailleur et un pistolet automatique. Le pistolet-mitrailleur est une arme qui découpe un homme en rondelles mais tombe parfois en panne, se coince, et le percuteur ne repart plus. Le MAC 50 était là au cas où… Xavier appela Annick :

— Viens, je suis avec Philippe !

Elle ouvrit. Dans l’instant même, nous l’avons évacuée vers les véhicules dont les moteurs tournaient et nous avons démarré rapidement en direction du quartier Rignot. L’affaire s’était déroulée sans bruit et sans éclat. Comme un exercice.

Le colonel Rivière reçut le couple Beauchamps et, dès le lendemain, Xavier et son épouse menacée se trouvaient dans un avion militaire, destination Paris. Annick fit à la radio et sur le petit écran de métropole une carrière éblouissante. Elle présenta l’émission « Salut les copains » au côté de Daniel Filipacchi sur Europe 1, puis anima les après-midi de France Inter sous le nom de « Madame Inter ». Sur TF1, elle présenta des magazines comme « Une minute pour les femmes ». Quelques jours après leur départ, je succédais à Xavier au poste de chef de cabinet de la Sécurité militaire en Algérie. J’étais sous-lieutenant, j’avais 26 ans.

 

Le 20 avril 1962, le général Raoul Salan, qui avait tenté d’instaurer un gouvernement dissident à Alger, fut arrêté par le capitaine Lacoste et ses gendarmes. On le sait, Salan avait tenté, un an auparavant, un putsch des généraux qui avait échoué devant la fermeté du général de Gaulle. Partisan frénétique de l’Algérie française, Salan était alors entré dans la clandestinité pour diriger l’OAS. Devait-il fuir ? Se réfugier au Portugal comme certains le lui conseillaient ? Il refusa ces compromissions et tenta, dans une sorte de baroud d’honneur, de s’allier avec le groupement rival et ennemi du Front de libération nationale, le Mouvement national algérien, qui réclamait aussi l’indépendance mais reconnaissait la possibilité pour les Français de rester sur le territoire algérien. Le Mouvement sollicité refusa tout contact avec qui que ce soit d’autre que Salan, et celui-ci accepta de recevoir un émissaire pour préparer la réunion.

Ce vendredi 20 avril, rue Desfontaines à Alger, Salan descendait de son appartement clandestin, au cinquième étage, pour se rendre à son bureau situé au rez-de-chaussée du même immeuble. Le quartier était discrètement bouclé, un agent infiltré frappa à la porte du bureau : Salan était pris au piège et, avant que ses gardes du corps ne puissent réagir, le capitaine Lacoste, en tenue de contremaître et quelques gendarmes en bleus de travail, qui étaient entrés dans l’immeuble sous prétexte de « venir chercher un piano », se saisirent du « Mandarin ». On connaît la suite.

Aussitôt après l’arrestation du général félon, le capitaine Lacoste m’appela au siège de la Sécurité militaire et me donna l’information. Je me précipitai dans le bureau du colonel Rivière et demandai pour lui le général Feuvrier en « priorité éclair » par le central téléphonique militaire. L’opératrice me répondit, imperturbable :

— Vous n’avez droit qu’à une priorité urgente.

Et elle me passa la communication.

 

De retour en métropole, je me suis présenté au bureau administratif de la police judiciaire, sans donner la moindre indication sur mon affectation réelle comme officier en Algérie. On m’avait indiqué que cette information serait directement transmise au directeur de la police judiciaire par les autorités militaires.

Par la suite, certains des « patrons », chefs de service de la police judiciaire auprès desquels j’étais affecté, me trouvèrent un certain professionnalisme dans l’enquête, l’observation, le renseignement, et m’interrogeaient sur l’origine de mon savoir-faire. Je ne pouvais répondre que de façon évasive…